Pour faire de l’amélioration continue, la recette est désormais bien connue : réunissez sur le terrain une équipe mixte composée de techniciens, d’opérateurs et de personnes qui maîtrisent les principes du Lean, concentrez l’effort pendant un temps assez court, favorisez l’actions immédiate, et ajoutez aussitôt la brique managériale (audits, tours de terrain, etc.) … Répétez l’opération plusieurs fois par semaine et vous obtiendrez un système industriel qui « respire » et qui devient capable de gagner des points de performance en permanence.

Mais le digital vient bosculer cette séquence bien rodée et suscite une grande appréhension chez les équipes de terrain. Culturellement, cette réaction est tout à fait compréhensible : pendant longtemps, lors de l’installation de l’ERP et autres super-systèmes, les équipes IT ont défendu une position de « gardiennes de temple » et, de ce fait, aux yeux des équipes de terrain, l’IT « c’est l’affaire de l’équipe IT ». Beaucoup d’entreprises industrielles commencent donc à faire de l’amélioration continue augmentée par le digital avec les mêmes équipes et avec les mêmes méthodes que pour l’amélioration continue classique. Observer, lister les gaspillages, proposer des solutions… et ensuite consulter l’IT pour qu’il prenne en main le sujet (rarement) ou (plus fréquemment) pour qu’il réalise un cahier des charges visant à sous-traiter la mise en œuvre. Cette façon de faire ne favorise ni la vitesse, ni l’appropriation par le terrain, encore moins l’itération, pourtant vitale dans la création d’un projet digital.

Pour casser ce silo contre-productif, il faut commencer par revoir la structure de l’équipe d’amélioration continue. En plus des compétences citées ci-dessus, il faudra en injecter au moins deux nouvelles : celle de « product manager » et celle de « designer ». Le product manager est celui qui va vite faire le lien entre les usages, les solutions de terrain et l’architecture IT en place. Le designer est celui qui va aider à cibler les « points de douleur », et définir des solutions qui répondent à ces problèmes, pour que celles-ci soient les plus fluides et confortables pour l’utilisateur. À terme, une équipe polycompétente dite « geekops » aidera l’organisation à muter. Mais comment créer cette équipe ? Comment l’articuler avec la gouvernance du programme de transformation ? Et comment gérer aussi le changement au sein de l’équipe IT pour que cela se fasse de façon fluide ?

Aujourd’hui, il n’existe pas de réponse unique à ces questions, ni de recette magique. En revanche, quelques ingrédients permettront d’éviter les principales embûches : tout d’abord, les bons product managers et les bons designers sont aujourd’hui essentiellement concentrés dans le secteur de la tech, souvent pour construire des produits destinés aux marchés BtoC. Mais restons optimistes : certains géants de la tech voient le BtoB comme le prochain Eldorado et commencent à orienter certaines de leurs équipes dans ce sens. C’est le cas de Tencent, notamment, qui prend le virage de l’internet industriel. Dans quelques années, des ressources formées devraient donc être disponibles sur le marché, avec une expertise fonctionnelle adaptée. En attendant, la meilleure façon de construire une équipe « geekops », c’est de piocher dans trois réservoirs : les « digital natives » qui font déjà de l’amélioration continue ; les dirigeants ayant une double casquette « Ops et IT » du fait de leur passé professionnel ; le recours à des ressources externes (cabinets de conseil…).

La question de la gouvernance est également complexe à traiter, notamment dans les groupes. En plus de la composante fonctionnelle et opérationnelle, les grands groupes ont souvent une organisation qui favorise une structure par « métiers », ce qui permet de capitaliser sur les paramètres, les standards et les savoir-faire majeurs. Il faut donc trouver une gouvernance qui permette de donner de la cohérence à toutes les initiatives de terrain, pour éviter de se disperser, mais aussi de faire évoluer les standards métiers et les standards fonctionnels en lien avec les fonctions centrales de l’entreprise. Pour y parvenir, un programme dédié avec une architecture « Digi-Ops » est une première pierre importante. Cette personne sera en charge de la structure du programme et de sa priorisation, de la cohérence de la vision, du suivi des gains obtenus et de la montée en compétence des équipes. Mais l’organisation ne suffit pas.

Il faut aussi travailler les rituels de décision, avec une alchimie à trouver entre métiers, fonctions, IT et opérations, afin d’arbitrer entre les priorités. Par exemple, un grand groupe de luxe en France a fait un choix innovant en la matière : en s’inspirant des start-ups, il a mis en place un comité mensuel au cours duquel les équipes « geekops » viennent « pitcher » leurs idées, ce qui permet de décider quand il doit y avoir passage à l’échelle après la phase de POC. Ensuite, les métiers peuvent eux-mêmes proposer des sujets, et voter pour ou contre les idées en fonction des conséquences qu’elles entraînent pour eux.

Dernier aspect important du changement : la mutation de l’équipe IT elle-même. Ici aussi, l’injection de ressources extérieurs peut avoir un effet stimulant. C’est ce qu’a fait l’enseigne H&M en recrutant une ressource provenant de chez Google, et c’est ce que font beaucoup de groupes en recrutant un CDO (Chief Digital Officer) qui vient du secteur de la tech ou qui dispose a minima d’une expérience dans un secteur plus en aval au sein de la chaîne de valeur. Plusieurs chausse-trappes sont néanmoins à éviter : donner trop de pouvoir au CDO aux dépens de l’équipe IT ; se concentrer sur les améliorations liées directement au « commerce, marketing, distribution » et ne pas mettre le bon niveau d’effort du côté des opérations ; considérer que « le digital, c’est l’affaire du CDO ».

Sur ce point, le parallèle avec le Lean est éclairant : les groupes qui débutent une transformation Lean mettent souvent en place un directeur Lean au départ, ce qui permet de montrer que le sujet est important et de faire une première vague de gains. Mais les principes du Lean ne s’ancrent vraiment dans l’ADN des entreprises que lorsque chacun fait « du lean » un petit peu chaque jour. De même, la transformation digitale n’est pas juste un projet mais un changement de compétences et d’état d’esprit. Les entreprises les plus matures ont déjà injecté des compétences digitales dans les équipes à tous les niveaux et n’ont donc pas besoin d’architecte, ni de CDO. Mais pour la plupart des autres, la transformation passe d’abord par la mise en place d’une équipe dédiée. Comment éviter de rester enlisé dans la première étape ? La clé est d’impliquer toute l’équipe dirigeante dès le début, et d’expliquer l’objectif-cible, à savoir passer d’une entreprise avec un service IT à une entreprise dans laquelle le digital fait partie du quotidien de chacun : une entreprise « digitalocratisée ».