Pour bien préparer son sac vers l’industrie 4.0, il faut être capable de marier l’atome et le bit à tous les étages de l’entreprise. Mais la méthodologie de mise en œuvre est aussi fondamentale. Il faut réunir quatre ingrédients. Les deux premiers – centrer la réponse technologique sur les besoins des hommes et se focaliser sur un seul problème à la fois – résultent de ce que nous ont appris les acteurs du digital pur. Les deux suivants – transformer en diagonale et ne jamais perdre de vue les principes de base du lean – sont plus spécifiques au secteur industriel, dont les organisations sont complexes et peuvent compter des milliers d’hommes.
L’homme avant la technologie
Nous avons longuement parlé des technologies liées à la quatrième révolution industrielle. Sur ce sujet, les pure-players du numérique ont beaucoup à nous apprendre. Comme le dit Riley Newman, l’ex-directeur en data science d’Airbnb, il n’existe pas de « boîtes de tech ». La tech est en train de transformer l’économie dans son ensemble. Airbnb est avant tout une entreprise d’hôtellerie, Uber, une entreprise de transport de personnes. Pour créer de la valeur, il faut donc encore et toujours se concentrer sur les besoins et les usages, du côté des clients comme en interne. Il faut s’appuyer sur des méthodes d’observation, d’entretiens, en s’immergeant « dans la peau » des autres avec empathie. Bien entendu, il ne suffit pas d’écouter ce que les gens déclarent. Comme le disait Henry Ford, « Si j’avais écouté ce que l’on me demande, je n’aurais jamais inventé des chevaux qui courent plus vite ». Mais comprendre à un niveau de détail très fin les problèmes auxquels sont confrontées les personnes que l’on veut aider (clients, équipes internes) est un prérequis indispensable, avant même de penser au modèle d’affaire ou aux technologies associées. Ensuite bien entendu, il sera vital de savoir transformer un « point de douleur » en une solution, de comprendre s’il existe un modèle économique permettant de rendre la solution rentable, et de trouver la bonne technologie.
Pour résumer ce premier ingrédient, restez centré sur l’homme avant toute chose.
Une situation, une solution
Le second ingrédient repose sur le périmètre de transformation à considérer. Une erreur fréquente consiste à vouloir transformer tout et trop vite. C’est ce type d’état d’esprit qui a conduit des milliers d’entreprises à mettre en place des solutions globales supposées prendre en charge tous les problèmes. Il est préférable de prendre les cas d’usage, l’un après l’autre. Ce qui n’est pas synonyme de voir « petit » ou « local ». L’idée est de penser un déploiement large mais sur un sujet étroit. Par exemple, si vous souhaitez digitaliser le suivi de performance d’une machine, il faut commencer par un type de perte sur une machine. Mais dès que ce type de perte remonte, qu’il est compris, bien renseigné par les opérateurs et intégré dans les routines managériales pour améliorer le processus, il faut tout de suite se poser la question du passage à l’échelle sur les autres machines, et de l’intégration des données dans l’architecture IT. En procédant ainsi, l’architecture IT peut être mise à jour pas à pas, sans révolution, mais avec robustesse, et en nettoyant les données une par une.
Cette démarche qui consiste à revoir l’architecture IT, peut être rapproché de la démarche de mise en œuvre du lean manufacturing : il s’agit de rééquilibrer l’ensemble des systèmes, en travaillant sur chaque usage (équivalent de la tâche dans le lean) et en créant une architecture IT souple (équivalent de la ligne de fabrication), puisque centrée sur la donnée et non plus dépendante d’Excel et des anciens systèmes de gestion (équivalent des contraintes physiques dans le lean). Comme dans le Lean, même s’il est utile de regarder le flux de bout en bout grâce à des outils comme la VSM (Value Stream Mapping), il importe tout autant de travailler de proche en proche, en rééquilibrant chaque brin de flux et chaque poste de travail, un par un, avec une approche systémique (on travaille sur les standards opérationnels, managériaux et comportementaux pour chaque poste). Il ne s’en va pas différemment pour les projets digitaux.
Transformer en diagonale
Pour transformer l’ensemble de l’organisation, il est nécessaire de travailler à la fois sur le local et le global. Il faut disposer à la fois d’un plan stratégique et être capable d’itérer très rapidement sur le terrain en mode « test&learn ». C’est donc un savant mélange entre « bottom-up » et « top-down » qui produit une forme de transformation diagonale. La colonne vertébrale a besoin de ressources (architecture du programme…) mais elle a aussi et surtout besoin de données mesurées. C’est en ayant des relevés en temps réel de l’usage et de l’impact des solutions testées que le programme de transformation peut s’ajuster de façon agile. Il ne faut cependant pas perdre de vue quelques lois de la gestion du changement, qui s’appliquent au Lean 4.0 comme elles s’appliquaient précédemment au Lean.
La première loi concerne la vitesse : tout le monde ne s’adapte pas à la même vitesse, et la plupart des gens passent par une courbe (dite courbe de « deuil »), qui permet d’adopter petit à petit un nouvel usage, après des phases de déni, de colère puis d’acceptation de la nouvelle solution. La seconde loi tient à la segmentation des utilisateurs. Quand on réalise une transformation classique, les études montrent qu’il y a généralement 10 % de personnes qui soutiennent activement le nouveau projet, 20 % qui seront absolument rétives et 70 % de personnes, neutres. L’enjeu est de réussir à faire basculer une partie significative des 70 % vers le camp des personnes qui seront conquises. Pour ce qui concerne les produits digitaux, les catégories demeurent, mais la répartition entre ces catégories est légèrement différences et les conséquences sont subtiles. Environ 5 % des utilisateurs sont des power users (utilisateurs intensifs qui ont la capacité d’utiliser des fonctions avancées). Ceux-là vont créer la majeure partie du contenu, et contribuer à répandre la solution dans l’ensemble de la population concernée. Environ 25 % des personnes utilisent les fonctionnalités de base et créent une partie modeste du contenu. Les 7 % restants sont inactifs ou simples « consommateurs » du contenu créé.
Comment profiter de ces statistiques pour votre usine ? D’abord, il faut éviter de vouloir convaincre tout le monde d’entrée de jeu. Ensuite, il faut laisser aux « power users » la liberté de créer, même s’ils sortent de leur champ d’expertise naturel. C’est grâce à ce bras armé que l’organisation basculera. Par exemple, si vous lancez un applicatif pour digitaliser les standards opérationnels, il ne faut pas vous attendre à ce que chaque opérateur crée son propre standard pour les opérations qu’il connaît, mais plutôt vous appuyer sur les quelques opérateurs très motivés, qui vont d’eux-mêmes vouloir contribuer et créer la majeure partie des standards. Ensuite, ceux qui sont passifs ne laisseront convaincre beaucoup plus facilement par leurs pairs que par l’équipe de « geekops » que la direction aura créée.
Avant d’être 4.0, il faut être 2.0
Le dernier ingrédient pour bien transformer, c’est de ne pas oublier les fondamentaux. Dans le temple du manufacturing 4.0, la grande majorité des principes du Lean restent opérants et indispensables pour réussir. Sans ces fondations, il est difficile de construire quoi que ce soit. Mais comment faire quand on a raté la bataille précédente ? Il n’est pas envisageable de procéder de façon séquentielle, en prenant le temps de mettre en place tous les principes du Lean, puis de passer à l’industrie 4.0. Car la révolution industrielle va trop vite. Il faut donc bien, périmètre par périmètre, prendre le pas sans attendre. Mais en ce faisant, n’oubliez pas de travailler les dimensions managériales et organisationnelles de base qui représentent le socle du lean manufacturing : standardisation, routines managériales, réflexes d’observation active, état d’esprit d’amélioration continue, autonomie des opérateurs… Tout cela se fera grâce à du coaching de terrain pour accompagner la mise en place du manufacturing 4.0, usage par usage, en ajoutant la couche digitale et technologique. Et l’équipe de « geekops » que vous n’aurez pas manqué de constituer, facilitera la gestion du changement.